
Robinson marchait d’un pas vif, le col relevé contre l’air frais de ce matin d’avril. Le printemps, enfin, semblait percer à Ottawa. Un soleil pâle filtrait entre les nuages, jetant sur les façades une lumière tiède. Les vitres luisaient encore des dernières pluies, et l’air portait cette netteté brève qu’apportent les ondées.
Les rues, longtemps noyées sous la neige fondue et les averses, commençaient à sécher. Les trottoirs de bois redevenaient praticables, restituant aux pas un écho plus sec. Ici et là, un cocher sifflait, un autre riait. La ville s’ébrouait lentement, telle une convalescente après une longue fièvre.
Robinson, peu sensible à cette clarté retrouvée, gravissait la pente vers la colline parlementaire. Devant lui, le sol détrempé alternait flaques, planches disjointes et touffes d’herbe maigre. Les lampadaires de fonte, enfoncés dans la boue, dessinaient une allée bancale.
Plus il avançait, plus les silhouettes se précisaient : des hommes bien habillés, coiffés d’un haut-de-forme, d’autres plus modestes, portant des documents sous le bras. Le bâtiment se dressait, massif. La tour centrale, quadrangulaire, dominait le tout tel un guetteur de pierre. Les ailes, plus basses, encadraient l’ensemble avec sévérité. Sur les murs, les pierres neuves gardaient encore les traces des ciseaux.
Devant les grandes portes de chêne, sobres et gothiques, pendaient des lanternes de fer forgé. Robinson monta les marches, salua d’un signe bref un milicien emmitouflé, puis franchit le seuil, le pas retenu, l’allure mesurée, celle des hommes qui savent où ils mettent les pieds.
Ce matin-là, Robinson avait relu ses notes soigneusement consignées dans son cahier. Ce qu’il y trouva allait éclairer les heures à venir.
Il venait rencontrer le député John O’Connor. Le nom lui avait été soufflé par le père Reboul, un prêtre discret, respecté des deux côtés de la rivière. Reboul affirmait que Leamy, peu avant sa mort, s’était confié à O’Connor.
— S’il y a quelqu’un qui détient les clefs de ses tourments, c’est bien lui, avait-il dit.
Cette visite, derrière son apparence anodine, recelait d’autres intentions. Car il ne s’agissait pas seulement de Leamy. Il y avait aussi D’Arcy McGee. Robinson, naturellement prudent, savait repérer les lieux de convergence. Et O’Connor lui paraissait être l’un de ces nœuds où plusieurs fils se rejoignaient : Leamy, D’Arcy McGee, et, en arrière-plan, le premier ministre.
Le père Reboul avait été formel : O’Connor et Leamy se fréquentaient depuis longtemps. Ils s’étaient croisés dans les comités paroissiaux, les œuvres scolaires, les activités caritatives. Si Leamy avait laissé entrevoir un trouble avant sa mort, c’était probablement à O’Connor qu’il s’était confié.
Le détective voulait aussi entendre le nom de D’Arcy McGee. Car ces deux morts, à quinze jours d’intervalle, n’étaient peut-être pas sans lien. Tous deux catholiques irlandais, tous deux opposés aux agitateurs fenians, ils avaient assumé une position risquée. O’Connor, lui aussi, ne cachait pas son opposition aux révolutionnaires. Et il comptait, disait-on, parmi les rares députés catholiques en qui Macdonald avait toute confiance.
Robinson entrevoyait derrière le récit officiel de l’arrestation de Patrick James Whelan une autre version des faits. L’enquête, rapide, spectaculaire, et la figure trop bien dessinée d’un Fenian isolé lui semblaient préparées. Si des pressions avaient été exercées sur les juges, la police ou la presse, O’Connor était sans doute au courant. Peut-être pas de tout, mais assez pour guider Robinson dans l’ombre.
Avant de venir, il avait mené ses vérifications. John O’Connor n’était pas un inconnu. Les journaux d’Ottawa et de Toronto le décrivaient comme un homme sérieux, précis, toujours impeccable. Né à Boston, d’une famille irlandaise installée ensuite dans le Haut-Canada, il avait perdu une jambe jeune, dans un accident. L’épreuve ne l’avait pas ralenti. Devenu avocat à Windsor, puis à Toronto, il s’était lancé en politique municipale avant d’être élu député.
Député conservateur d’Essex, il n’occupait aucun portefeuille, mais son influence grandissait, surtout parmi les catholiques irlandais. Son opposition aux Fenians, exprimée dans des discours sobres mais fermes, lui valait autant de respect que de suspicion. On disait qu’il était proche de Macdonald.
Robinson, selon son habitude, passa une main sur sa moustache, un geste lent, presque inconscient. Il poussa la porte. Elle grinça légèrement. Une chaleur épaisse, chargée d’odeurs d’encre, de charbon et de laine humide, lui monta au visage. Il entra.
Un vestibule large s’ouvrait devant lui, plongé dans une lumière pâle qui filtrait à travers des verrières poussiéreuses. Le sol de marbre, les boiseries foncées, les plafonds hauts : tout contribuait à une atmosphère de gravité. Des bruits étouffés emplissaient l’espace.
Il ôta son chapeau, épousseta machinalement son manteau et s’approcha du comptoir d’accueil, enchâssé dans une alcôve de pierre. Un jeune clerc, raide dans sa tenue, leva à peine les yeux.
— Oui, monsieur ?
— Silas Robinson. J’ai rendez-vous avec le député John O’Connor.
Le clerc consulta un registre et hocha la tête. Il nota quelques mots d’une main lente, puis indiqua :
— Très bien. L’antichambre est à droite. On viendra vous chercher.
Il retourna aussitôt à son registre. Un huissier silencieux, vêtu de noir, ouvrit une porte.
L’antichambre était nue. Des bancs de bois, deux lampes à gaz qui peinaient à percer la pénombre. Une cheminée froide, une horloge murale dont le tic-tac, régulier, semblait ralentir le temps. Robinson s’assit, manteau plié, chapeau sur les genoux.
Les minutes passèrent. Dix, peut-être plus encore. Enfin, un homme trapu entra sans frapper.
— Monsieur Robinson ? Suivez-moi.
Il ne donna pas son nom. Robinson se leva, le suivit sans un mot. Les couloirs étaient larges, silencieux, bordés de lambris cirés. Leurs pas semblaient absorbés par les murs. Plus ils avançaient, plus le silence devenait lourd.
Ils contournèrent un escalier, sans doute pour éviter les passages principaux, et s’arrêtèrent devant une porte sombre. Une plaque de cuivre portait discrètement : J. O’Connor, député — Essex. L’homme frappa deux coups et ouvrit sans attendre.
— Monsieur le député vous reçoit.
O’Connor était debout, adossé à une bibliothèque chargée de dossiers ficelés. Grand, droit malgré une jambe artificielle, il s’appuyait légèrement sur une canne au pommeau de métal. Son allure, sobre mais soignée, révélait l’homme aguerri. Sa redingote, bien brossée, son gilet traversé par une chaîne de montre discrète : tout en lui disait la maîtrise, la retenue, l’expérience. Il boitait, mais sa posture restait sûre. Rien chez lui ne laissait place au hasard.
— Monsieur Robinson ? fit-il d’une voix posée, accompagnant ses mots d’un sourire discret, à peine appuyé. J’ai cru comprendre que vous venez de Montréal ? Je vous souhaite la bienvenue. Notre greffier, Brassard, m’a annoncé votre venue. Entrez donc. On vous accueille bien à Ottawa, j’espère.
La poignée de main fut ferme, sans emphase. Robinson nota l’accent net du sud-ouest ontarien, tempéré par les longues années passées dans les antichambres feutrées des salons torontois. L’accueil était courtois, presque affable, mais Robinson, qui savait lire les dessous des politesses, perçut la retenue prudente des hommes qui se tiennent toujours à mi-distance.
— Ottawa est ce qu’elle est, répondit-il. Tout dépend de ce que l’on vient y chercher.
— En effet, fit O’Connor en lui désignant un fauteuil près de la fenêtre. Et vous êtes venu y chercher des réponses, si j’ai bien compris.
Il boita lentement jusqu’à son siège, s’y installa avec le soin d’un homme pour qui chaque geste, chaque mouvement requiert un équilibre savamment négocié. Un silence, court mais pesant, s’installa, troué seulement par le crépitement discret d’un feu mourant dans l’âtre.
O’Connor posa enfin les mains sur son bureau, entrecroisant les doigts avec cette gravité étudiée des hommes qui s’apprêtent à peser chaque mot.
— Alors, monsieur Robinson… Que me vaut l’honneur de votre visite ?
Robinson inclina poliment la tête, patient, puis prit place sans hâte sur le fauteuil qu’on lui désignait, gardant un temps de silence, juste assez long pour laisser croire à une hésitation. Ses mots, quand ils vinrent, eurent la lenteur et la netteté de celui qui veut poser la première pierre avec soin.
— Je crois savoir que vous connaissez le père Reboul ?
— Évidemment. Il est le curé de ma paroisse. Un homme droit.
— Je l’ai rencontré récemment, pour recueillir certains renseignements… au sujet d’Andrew Leamy. Il m’a dit que vous étiez en bons termes avec lui.
— C’est exact, finit-il par dire d’une voix plus sourde. Pauvre Andrew… Je le connaissais depuis de nombreuses années. Nous avons siégé ensemble à la St. Patrick’s Society, et travaillé dans divers comités d’entraide. Nos familles… se voyaient régulièrement. Mon épouse appréciait sincèrement madame Leamy.
Un tremblement furtif agita sa voix, qu’il reprit aussitôt, comme si la fragilité de l’émotion l’indisposait.
— Sa mort m’a… profondément affecté. C’était un homme solide, de ceux qu’on croit à l’épreuve des printemps déchaînés, des rapides furieux. Qu’un tel homme finisse dans un fossé… j’en reste encore interdit.
— C’est aussi ce qui trouble madame Leamy. Elle ne comprend pas. Et moi non plus.
— Et pourquoi dites-vous cela, monsieur Robinson ?
— L’épouse de monsieur Leamy, qui est proche de ma propre famille, m’a prié de jeter un peu de lumière sur les circonstances de sa disparition. Rien d’officiel, pour l’instant. Mais vous le savez… parfois, une remarque, un détail en apparence anodin… peuvent bouleverser l’interprétation d’un drame. Je cherche seulement à savoir si, selon vous, quelque chose l’avait troublé.
Robinson s’arrêta de parler, les yeux fixés sur le visage d’O’Connor. Puis, après un moment, il continua d’une voix adoucie :
— Le père Reboul m’a également confié que monsieur Leamy n’était pas dans son état habituel. Il aurait été profondément bouleversé… par la mort du député D’Arcy McGee.
O’Connor, jusque-là campé dans sa rigidité, relâcha les épaules. Son regard, jusqu’alors ancré sur Robinson, glissa vers la fenêtre, où les rayons du soleil traversaient le verre en éclats lumineux, projetant des reflets dansants sur le plancher.
— Il était… distrait, oui. Inquiet, admit-il. Il est venu me voir ici, quelques jours avant sa mort. Il voulait parler de D’Arcy McGee… de ce qui s’était passé. Andrew et lui… ils s’étaient connus à l’époque où leur combat paraissait perdu d’avance. Une même foi, un même espoir… Ils étaient liés, bien plus que je ne l’aurais cru. La perte de son ami l’a… secoué. Jusqu’au fond de l’âme.
— Êtes-vous en mesure de vous rappeler ce qu’il vous a dit exactement ?
— Il n’allait pas bien. Il avait l’esprit ailleurs. Désemparé. À moitié fou… si vous voulez mon avis.
— C’est précisément votre avis que je cherche, répliqua Robinson sans hausser le ton. Et les mots qu’il a employés… quels étaient-ils ?
— Il parlait de choses confuses, dit O’Connor. Des idées qui se bousculaient. Il répétait que tout cela n’avait aucun sens. Que D’Arcy McGee n’avait pas été tué par un Fenian. Que c’était un écran de fumée ! Il me disait : ça ne tient pas debout, John. Rien de tout ça ne tient. J’ai essayé de le calmer. Je lui ai dit que l’enquête avançait, qu’on avait un suspect. Mais il secouait la tête, obstiné. Il répétait : C’est pas ça, John. C’est pas ça.
— D’où lui venait cette certitude ?
— Je l’ignore. Il ne m’a rien expliqué. Il voulait savoir ce que je savais. Comment s’était passée l’arrestation. Qui avait lancé l’alerte. Alors je lui ai dit ce que je savais. Ce n’était pas grand-chose.
— Et que lui avez-vous dit, monsieur O’Connor ?
— Ce que m’a rapporté le premier ministre. Tout est parti d’une dépêche signée Reuben Wade.
— Wade… le détective du Grand Trunk ?
— Oui. Macdonald le connaît depuis longtemps. Wade avait infiltré les réseaux fenians aux États-Unis. Il savait comment ils fonctionnaient. C’est lui qui a prévenu le gouvernement après l’attentat. D’après lui, c’était un acte de vengeance planifié. Il avait même un nom à fournir. C’est sur cette base que l’arrestation a été ordonnée.
— Et comment pouvait-il en être aussi sûr ?
— Il aurait eu des contacts dans des cercles proches du gouvernement américain. C’est ce que Macdonald m’a dit.
— Il vous a donné un nom ?
— Un certain Pinkerton. Ce nom vous dit quelque chose ?
— Allan Pinkerton. Oui. Je connais. Il dirige une agence de renseignement aux États-Unis. C’est un homme influent. Redouté et écouté.
— Voilà ! Selon Macdonald, Wade collaborait avec lui. L’information serait passée par là.
— Et vous avez partagé cela avec Leamy ?
— Je n’avais aucune raison de le taire. De toute façon, je n’en savais pas plus. Je lui ai dit qu’il s’alarmait pour rien. Que l’affaire D’Arcy McGee était close.
— Et cela l’a-t-il rassuré ?
— Non. Je crois que ça l’a inquiété davantage. Il m’a dit qu’il devait aller au fond des choses. Pour son ami. C’était, selon lui, une question d’honneur. Ses derniers mots ont été : Thomas aurait fait pareil pour moi.
Un silence épais s’installa. Robinson se leva sans un mot. Il traversa la pièce lentement, chaque pas trahissant une pensée qu’il contenait à grand-peine. Devant la cheminée, il s’arrêta. Les braises étaient mortes, noyées sous une couche de cendre grise. Il les contempla un instant, les mains croisées dans le dos, le visage impassible.
Puis sa voix s’éleva, calme, sans détourner la tête :
— Merci, monsieur le député. Vous m’avez été utile.
— Si vous le dites… répondit O’Connor dans un souffle. Il tenta un sourire, fugace, mais ses yeux étaient restés fixes, froids.
Robinson s’approcha de la table basse, sans se presser. Il saisit son manteau, le rabattit sur son bras, puis reprit son chapeau. Sa main libre, ouverte, prête.
O’Connor se leva et avança vers le détective qui lui tendait la main. Une poignée ferme, sèche, expédiée sans chaleur. Le genre de geste qu’on fait quand tout est dit, ou quand rien ne doit l’être.
Puis Robinson se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit sans un bruit, se retourna à peine, et la referma doucement derrière lui.
Un claquement discret. Net. Un couvercle qu’on rabat sur une marmite brûlante.
***
Robinson remit son manteau sans l’attacher, glissa ses gants dans une poche et conserva son chapeau à la main. Puis, d’un pas décidé, il descendit l’escalier menant au hall du rez-de-chaussée. La conversation qu’il venait d’avoir résonnait encore dans son esprit, mais il savait à présent que la piste qu’il venait de suivre ne le mènerait pas plus loin. Pour comprendre ce qui se tramait, il lui fallait s’adresser à l’homme qui, dans l’ombre, avait lancé l’affaire. Le moment était venu de se tourner vers le ministre Cartier.
Quelques jours auparavant, Cartier avait convié Robinson afin de lui confier une mission délicate. Il avait levé le voile sur ses doutes concernant l’enquête officielle menée autour de l’assassinat de Thomas D’Arcy McGee. Le ministre, habituellement prompt à défendre la ligne gouvernementale, avait laissé entrevoir ses inquiétudes : l’arrestation de Patrick Whelan avait été trop rapide, trop commode. La police semblait avoir trouvé son coupable avant même d’avoir commencé son enquête.
Cartier, tout en nuance et en pesant bien chaque mot, avait suggéré que le premier ministre Macdonald souhaitait avant tout une condamnation rapide, pour clore une affaire politiquement dangereuse. Il n’avait pas nié l’existence des menaces des Fenians, mais s’interrogeait plutôt sur le moment choisi, la manière brutale de l’exécution et l’aisance suspecte avec laquelle le coupable présumé avait été identifié.
Il avait confié à Robinson une enveloppe destinée à l’inspecteur O’Neill, dans laquelle il lui demandait officiellement de collaborer avec le détective venu de Montréal. Robinson, bien conscient de marcher sur un terrain miné, avait accepté du bout des lèvres, tout en exprimant ses réserves quant à la coopération du corps policier local.
Cartier avait insisté cependant : l’enquête que Robinson mènerait, il ne devait en rendre compte qu’à lui seul. Ce n’était pas une simple faveur, c’était une mission de confiance, peut-être même un acte de loyauté entre deux hommes liés par des affaires passées. Robinson avait accepté, tout en sentant déjà que cette affaire, plus trouble qu’elle n’y paraissait, risquait de l’entraîner au cœur d’un labyrinthe politique où la vérité ne serait peut-être pas la bienvenue.
Le ministre lui avait parlé de vérité et de justice. Pourtant, son ton avait laissé transparaître une insistance étrange, presque fébrile. Cette ardeur soudaine contrastait avec la prudence coutumière de Cartier. Au fil des échanges, Robinson avait noté ces légers infléchissements dans la voix, ces silences où les mots semblaient peser plus qu’à l’ordinaire.
Il quitta le bureau avec la sensation d’un fardeau plus lourd que prévu. Cette histoire dépassait le simple fait de découvrir qui avait assassiné D’Arcy McGee. D’autres enjeux, plus opaques, paraissaient désormais s’y mêler. Et derrière le visage maîtrisé du ministre, l’ombre de questions restées sans réponse semblait l’accompagner à chaque pas.
Le hall du Parlement, avec ses murs lambrissés, son sol de pierre poli par les bottes de fonctionnaires et de soldats, bruissait d’allées et venues feutrées. Robinson s’avança vers le long comptoir de chêne qui dominait le centre de la pièce comme une vigie. Il s’approcha du même clerc qui l’avait accueilli plus tôt. Le jeune homme, à l’allure encore juvénile, les cheveux soigneusement lissés sur le côté, s’affairait à griffonner nerveusement dans un registre. À la vue de l’homme qui s’avançait, il leva les yeux, puis redressa vivement le torse.
— Je souhaite parler au ministre Cartier, dit Robinson d’un ton calme.
Le clerc haussa un sourcil et réajusta ses lunettes.
— Le ministre est très occupé aujourd’hui. Si vous souhaitez prendre rendez-vous, je peux…
Robinson ne répondit pas. Il s’approcha lentement, puis se pencha au-dessus du comptoir, les yeux à peine voilés par un éclat d’acier. Il murmura quelques mots à l’oreille du jeune homme. On n’entendit pas ce qu’il dit. Mais le changement fut immédiat. Le clerc blêmit. Sa plume s’échappa presque de sa main.
— Un instant, monsieur… je vais le faire prévenir.
Il fit signe à un jeune garçon en veste courte qui attendait près d’une porte, une estafette. Ce dernier s’élança aussitôt, les bottines claquant sur la pierre. Puis, se tournant de nouveau vers Robinson avec une soudaine politesse exagérée, le clerc s’inclina légèrement.
— Je vous prie d’attendre dans l’antichambre, monsieur. On viendra vous chercher dès que Son Honneur sera libre.
Robinson inclina la tête, sans sourire, et traversa le couloir menant à l’antichambre. Là, il s’installa de nouveau sur un banc de bois dur, entre deux hauts vitraux aux couleurs tamisées. Le temps passa lentement. Des voix résonnaient de loin, des portes claquaient. Le tic-tac de l’horloge murale battait toujours l’attente.
Enfin, après une bonne vingtaine de minutes, un huissier en habit sombre, l’écharpe de soie blanche bien ajustée, vint l’appeler à voix basse. Il lui fit signe de le suivre sans un mot.
Ils gravirent un escalier de pierre en colimaçon, austère et mal chauffé. Un étage, puis un autre. Le troisième palier donnait sur des bureaux plus spacieux, tapissés de moquette rouge. Mais l’huissier continua. Ils atteignirent enfin le quatrième et dernier étage, réservé aux plus hauts responsables du gouvernement.
Là, les boiseries se faisaient plus riches, les plafonds plus hauts, les fenêtres plus vastes. L’huissier frappa deux fois à une porte à double battant, puis l’ouvrit.
— Monsieur Cartier va vous recevoir.
George-Étienne Cartier se leva aussitôt de derrière son grand bureau, un large sourire aux lèvres.
— Ah, Robinson ! Enfin. Je n’en pouvais plus d’attendre vos nouvelles.
Il s’avança d’un pas vif, les mains tendues, et l’invita à s’asseoir près de l’une des hautes fenêtres qui ouvraient sur les toits gris et fumants de la ville.
Deux fauteuils profonds encadraient une table basse en acajou, sur laquelle trônait une carafe de cristal remplie de cognac ambré, à côté de deux verres à pied. Sans demander s’il en voulait, Cartier servit Robinson d’un geste précis, puis se versa un verre à son tour.
Il s’installa dans le fauteuil d’en face, le verre en main, et le regard déjà tendu vers l’enquête à venir.
— Alors, dites-moi tout.
— Vous dire tout serait exagéré. Je me suis renseigné auprès du détective O’Neill, comme vous me l’aviez demandé.
— Et ? Des choses intéressantes ?
— Oui… et non.
— Vous êtes bien mystérieux, monsieur Robinson.
— L’affaire est moins claire qu’elle n’y paraît. Derrière cette belle apparence, il reste bien des zones floues.
— Que vous a dit O’Neill ?
— Il m’a laissé consulter le dossier, ce dont je lui suis reconnaissant. J’ai aussi interrogé Whelan… et un témoin.
— Et votre impression ?
— Whelan joue les martyrs. Il nie toute implication, prétend être victime d’un complot et reste loyal envers un cercle qu’il refuse de nommer.
— Vous le croyez innocent ?
— Je ne sais pas. Il est convaincant, mais ses silences sont lourds de sous-entendus. Quant au témoin, son témoignage est fragile.
— Pourquoi ?
— Parce que les faits se sont déroulés de nuit, dans la confusion. Et l’identification s’est faite après l’annonce d’une récompense. Ce genre de détail invite à la prudence.
— Fort bien. Et quelle est votre conclusion ?
— Pas de conclusion définitive. Mais l’arrestation de Whelan a été étrangement rapide. Trop rapide. Et dans le fil de l’enquête, un nom revient sans cesse : Reuben Wade.
— Wade, dit Cartier en se redressant légèrement. Un limier redoutable. Il a longtemps travaillé pour Macdonald, avec succès.
— Il aurait infiltré les Fenians, des deux côtés de la frontière.
— C’est exact. Un homme de l’ombre, habile et… peu regardant sur les moyens.
— Et c’est précisément ce qui m’inquiète, monsieur Cartier. Qu’un homme si proche de Macdonald joue un rôle clé dans cette affaire… ce n’est pas anodin.
— Non, ce n’est pas anodin en effet.
— Vous doutez aussi ?
— J’appellerais cela… une inquiétude mesurée. Je connais Wade. Je sais ce dont il est capable. Et je connais l’influence qu’il exerce sur le premier ministre. Il faut avouer que la désignation de Whelan a été… expéditive. Comme s’il fallait offrir un coupable avant que les passions ne se retournent contre le gouvernement.
— Pouvez-vous me le faire rencontrer, ce Wade ?
— Sans la moindre difficulté, répondit Cartier.
Sans attendre, Cartier se leva et gagna son large bureau d’acajou. Il ouvrit un tiroir, en sortit une feuille à en-tête qu’il posa devant lui. Sa plume courut sur le papier d’une écriture nerveuse, mais précise. Lorsqu’il eut fini, il plia le feuillet, le glissa dans une enveloppe, la scella. Il ajouta un nom et une adresse au dos. Il revint vers Robinson, lui tendit l’enveloppe.
— Voici de quoi vous ouvrir la porte. L’adresse est au dos. Il ne reçoit pas sans raison, mais avec cette lettre, il vous écoutera. Peut-être même en dira-t-il plus qu’à l’accoutumée.
Robinson s’inclina légèrement pour prendre l’enveloppe. Il la glissa dans la poche intérieure de son veston, puis garda un instant la main sur le tissu, comme pour en peser l’importance. Il leva les yeux vers Cartier, qui venait de se rasseoir. Sa voix s’était faite plus basse.
— Puis-je vous poser une question… délicate ? Pensez-vous que le premier ministre pourrait chercher à… fabriquer un coupable ?
— L’idée m’a effleuré, dit-il enfin. Et je ne suis pas homme à lancer des accusations à la légère. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que la justice avance ici un peu trop bien huilée. Comme si l’apparence comptait plus que la vérité.
— Et dans ce cas, il faut se demander ce qu’on cherche à cacher. Un nom, un réseau… quelque chose, ou quelqu’un, qu’on veut tenir dans l’ombre.
— Vous touchez juste.
Un bref silence suivit. Robinson effleura du bout des doigts le rebord de son fauteuil, comme pour s’accorder le temps de peser ses mots. Puis il se redressa légèrement et reprit, la voix plus posée :
— Pardonnez ma franchise, monsieur Cartier… mais le premier ministre aurait-il eu, selon vous, un intérêt, personnel ou politique, à la disparition de D’Arcy McGee ?
— Il est vrai que D’Arcy McGee dérangeait. Il s’écartait de la ligne du parti. C’était un idéaliste, là où Macdonald est un pragmatique. Il défendait la diversité quand d’autres voulaient l’unité à tout prix.
— Donc, D’Arcy McGee dérangeait Macdonald ?
— Le pays est jeune, fragile. Les tensions religieuses, linguistiques, régionales… tout cela forme un tissu qu’une étincelle suffirait à déchirer. D’Arcy McGee l’avait compris mieux que personne. C’est d’ailleurs ce qui l’a rendu suspect aux yeux de certains extrémistes. Il voulait apaiser, réunir, bâtir une patrie commune. Cela le rendait dangereux aux yeux de ses ennemis… et, peut-être, de certains de ses alliés…
— … Comme Macdonald ?
— Macdonald est un stratège. Il voit loin, parfois trop. Il aime gouverner, mais surtout, il veut survivre. Et pour survivre, il fait ce qu’il faut. Il ferme les yeux sur certains hommes, comme Wade, s’il croit qu’ils lui permettent de garder la tête hors de l’eau. C’est là sa force, et peut-être sa faille.
— D’Arcy McGee aurait-il pu devenir une menace pour Macdonald ? Au point de…
Cartier resta silencieux un moment. D’un geste mesuré, il s’approcha de la table, versa deux doigts de cognac dans son verre sans en offrir au détective. Tout, dans son attitude, trahissait la réticence qu’il nourrissait depuis le début à franchir ce seuil de confidence.
— Je crois savoir où vous voulez m’amener, Robinson, mais je n’irai pas sur ce chemin-là. Ce n’est pas possible que Macdonald ait voulu la mort de D’Arcy McGee. Non… impossible ! Il n’avait pas besoin de cela. Il lui suffisait de le battre aux élections… Et pourtant, vous avez raison de poser la question.
Robinson demeura un instant immobile, le regard baissé. Tout en lui disait le scrupule de pousser plus avant. Mais il releva lentement la tête. Sa voix, posée, ne trahissait rien d’autre qu’une nécessité intérieure.
— Et vous, monsieur Cartier ?
— Moi ? Que voulez-vous dire ?
— Avez-vous… quelque intérêt à ce que le premier ministre tombe ?
Cartier ne répondit pas. Il se retourna et alla vers la fenêtre. Ses gestes demeuraient mesurés. Il écarta le rideau, resta là un moment, regard perdu sur les toits gris d’Ottawa. Puis il laissa retomber le tissu et demeura dos à la pièce.
Robinson restait assis, les mains croisées, et regardait la scène sans rien ajouter. Il savait que, parfois, le silence parle mieux que les mots. Enfin, Cartier se retourna de nouveau. Il soutint le regard du détective avec cette politesse distante qui sied aux hommes d’expérience. Une pointe de lassitude perçait dans ses yeux.
— Vous me demandez si je nourris des griefs contre Macdonald. Si je convoite sa place…
Sans bouger, Cartier reprit une autre gorgée de son cognac en fixant Robinson. Celui-ci ajouta avec prudence :
— Comprenez-moi bien, monsieur Cartier. Je cherche à comprendre les mécanismes… disons… plus discrets de cette affaire. Et je me permets de vous poser la question en citoyen, non en enquêteur : si, par malheur, la position de Macdonald devait vaciller… à qui cela profiterait-il ?
Cartier fit quelques pas dans la pièce. Lorsqu’il répondit, ce fut d’une voix égale, presque détachée.
— Ce pays n’a pas besoin d’un pouvoir sans équilibre. Il lui faut des contrepoids. Si la vérité devait ébranler Macdonald, il faudrait en accepter les conséquences. Mais je ne pousserai personne dans le vide. On ne bâtit pas l’avenir sur des ruines.
— Si ma question vous a offensé, monsieur Cartier, je vous présente mes excuses. Mais mon devoir est d’éclairer les zones d’ombre, même celles que l’on préférerait laisser dans le clair-obscur.
— Vous n’avez pas dépassé la limite, monsieur Robinson. Mais vous vous en êtes approché… d’assez près.
— Je vous remercie de votre franchise. Et j’ose encore une question : si je découvre que Wade a outrepassé ses instructions… ou que Whelan n’est qu’un bouc émissaire… me laisserez-vous aller jusqu’au bout de cette enquête, sans obstacle ?
Cette fois, Cartier le fixa plus longuement. Sa réponse fut nette, sans emphase.
— Je ne vous ai pas fait venir pour vous retenir. Allez au bout, monsieur Robinson. Jusqu’au bout. Même si cette lumière devait… incommoder certains que nous connaissons bien.
Robinson se leva sans précipitation et remercia Cartier d’un signe de tête. Celui-ci l’accompagna jusqu’à la porte sans un mot. Lorsqu’il posa la main sur la poignée, Robinson s’arrêta un instant.
— Je ferai au mieux.
— Je le sais, répondit Cartier avec un sourire où perçait l’ironie. Et c’est bien ce qui m’inquiète.
Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main, puis Robinson franchit le seuil. La porte se referma doucement derrière lui, sans claquement.
Le couloir était silencieux. Robinson descendit les escaliers à pas lents, chapeau à la main. Ses gestes restaient mesurés, alourdis par ce qu’il venait d’entendre.
Une fois dehors, il leva le col de son manteau. Le vent d’avril fouettait les joues d’une humidité lourde. Le ciel hésitait entre deux humeurs. Un soleil timide voulait sortir.
Il marcha sans hâte, les mains dans les poches. Par moments, il serrait les lèvres, comme pour retenir un mot. La phrase du ministre (je ne pousserai personne dans le vide) lui était revenue en écho.
Il redressa les épaules, le pas un peu plus raide.
— Un stratège. Lui aussi veut survivre, souffla-t-il entre ses dents.
Cartier n’avait pas nié. Il avait contourné l’idée avec soin, comme on évite de trop s’approcher d’un feu. Robinson, le regard durci, poursuivit sa marche. Son pas ralentit un instant. Il leva les yeux vers les façades sombres. Ce n’était peut-être pas la main qui avait tiré sur D’Arcy McGee qu’il lui faudrait débusquer, mais celles, plus habiles, qui s’étaient hâtées de désigner le tireur : Wade, évidemment.
Arrivé sur un petit pont, il s’immobilisa. En dessous, le canal charriait une eau lourde, épaisse. Il observa le courant, pensif. Tant de choses disparaissaient ainsi, sans laisser de trace.
Il redressa le col de son manteau, reprit sa marche. Son pas se fit plus résolu. Il avait désormais rendez-vous avec Reuben Wade. Le moment était venu de tirer sur la corde. Jusqu’à ce qu’elle rompe. Ou qu’elle pende.